French

Tests de QI, écoles, psychologues, livres le florissant business des surdoués

  • Accueil
  • Article
  • Tests de QI, écoles, psychologues, livres le florissant business des surdoués
Tests de QI, écoles, psychologues, livres le florissant business des surdoués
Images
  • Par electronics-phone
  • 770 Vues
PublicitéCERVEAU

Dans les talk-shows, à la télé, dans la presse, sur les blogs, les forums, les groupes Facebook et autres, le sujet est tellement rebattu – une série de TF1, HPI, vient même de lui être consacrée – que beaucoup de familles finissent en effet par s’y laisser prendre. Du coup, c’est la cohue dans les établissements spécialisés. "Nous avons dû doubler le nombre de nos classes de lycée", témoigne Nelly Dussausse, la directrice de l’école Georges-Gusdorf, à Paris, qui accueille les élèves aux capacités exceptionnelles.

En réalité, la proportion des personnes possédant une intelligence hors normes ne peut, par définition, pas augmenter, puisque les résultats des tests sont étalonnés statistiquement par rapport à la moyenne arbitrairement fixée. Par convention, par exemple, la part de la population possédant un QI supérieur ou égal à 130 est – et restera toujours – de 2,3%.

Pour les vrais hauts potentiels, cette mode a cependant du bon. Depuis une vingtaine d’années, elle a permis de faire progresser considérablement la connaissance de l’enfant – et de l’adulte – surdoué, de démonter un paquet d’idées reçues à leur sujet, et de reconnaître les situations de mal-être dans lesquelles se débattent parfois les possesseurs d’un cerveau trop agile. Surtout, elle a suscité la création de tout un écosystème, censé accompagner ces petits génies dans leur éducation, leur carrière professionnelle et même leur vie affective. Un écosystème qui peut, nous allons le voir, s’avérer très rentable.

Les premiers à tirer profit de la situation sont évidemment les fournisseurs de tests. Avez-vous déjà entendu parler du WPPSI-IV, du WISC-V ou du WAIS-IV ? Protégées par des licences, ces épreuves, établies en fonction des âges selon une technique mise au point par David Wechsler au siècle dernier, font autorité dans le monde entier. En France, elles sont commercialisées par le leader de l’édition de bilans psychométriques, ECPA par Pearson. "Ce sont les seules que le grand public connaisse", se félicite Delphine Bachelier, la coordonnatrice des projets cliniques de la société. Vendus aux alentours de 1.800 euros le lot de 25 (pour le WISC-V) à des milliers de psychologues et d’évaluateurs, ces tests sont presque aussi juteux que le vaccin Pfizer-BioNTech !

Depuis quelques années, les services de l’éducation nationale, qui les font passer gratuitement, ne peuvent plus répondre à la demande. "Nous avons 400 enfants en difficultés scolaires ou psychologiques en liste d’attente alors que nous ne pouvons en évaluer qu’une centaine par an", soupire la pédopsychiatre Sylvie Tordjman, responsable du Centre national d’aide aux enfants et adolescents à haut potentiel de l’université Rennes 1 et du centre hospitalier Guillaume-Régnier à Rennes.

Du coup, ce sont les cabinets de psys libéraux qui prennent la relève. Et chez eux, la prestation n’est pas gratuite. La fourchette des tarifs peut aller de 250 à 600 euros en région parisienne, une dépense pas remboursée par la Sécurité sociale et rarement par les mutuelles. Certes, pour ce prix, les pros du divan, dont certains ont fini par se spécialiser sur le créneau, ne se contentent pas d’enfermer les cobayes dans une pièce avec un stylo et un chronomètre : en règle générale, ils font passer un entretien préparatoire pour cerner la personnalité du "patient", observent la façon dont il se comporte pendant les épreuves, et lui font part de leurs conclusions au cours d’une consultation en bonne et due forme. Mais l’affaire est tout de même très lucrative.

Au demeurant, les psys ne se donnent pas toujours autant mal. Certains d’entre eux ne prennent que quelques minutes pour annoncer les résultats, et ont tendance à ranger un peu trop facilement leurs clients dans la catégorie des surdoués. Créée il y a quarante ans, l’Association nationale pour les enfants intellectuellement précoces (Anpeip), qui regroupe des centaines de parents bénévoles, s’offusque de ces mauvaises pratiques. Et elle adresse régulièrement des avertissements aux professionnels qui se présentent sur leur site comme "agréés" ou "labellisés" par elle-même pour appâter le chaland. "Nous n’entretenons de partenariat avec aucun psy, et nous ne décernons de label à personne, martèle la présidente, Frédérique Cluzeau. Lorsque des parents nous contactent, nous nous contentons de les aiguiller vers des professionnels recommandés par plusieurs familles."

Tests de QI, écoles, psychologues, livres le florissant business des surdoués

Pour échapper à toute critique, certains praticiens en sont venus à ne plus communiquer le score global des tests – et même carrément à refuser de les faire passer si le premier entretien avec les parents et l’enfant n’est pas concluant. "Plutôt que d’annoncer à la personne qu’elle est surdouée, ce qui pourrait la fasciner ou l’effrayer, je préfère lui indiquer qu’elle possède de hautes capacités intellectuelles et cognitives", indique Stéphanie Aubertin, une psy qui exerce entre Paris et le Vaucluse.

Une fois le diagnostic de haut potentiel établi, beaucoup d’enfants et adolescents poursuivent leur scolarité dans un établissement "normal", avec plus ou moins de bonheur. Bien que l’éducation nationale ait nommé des référents spécifiques par académie, formé des enseignants spécialisés et mis en place une poignée d’"aménagements appropriés", ils y sont en effet, pour la plupart, traités exactement comme les autres élèves. Voilà pourquoi nombre de familles préfèrent inscrire leurs rejetons dans des institutions spécialisées.

Aucun recensement fiable du nombre d’établissements de ce type n’est disponible, mais il en existe sans doute plusieurs dizaines partout sur le territoire. Classes à 15 élèves, quelquefois multiniveaux, rythmes d’apprentissage plus rapides, emplois du temps remplis d’ateliers de langues ou d’art, professeurs spécialement formés… Malgré une image élitiste difficile à casser, et des frais annuels de scolarité qui oscillent de 4.000 à 8.500 euros dans le privé hors contrat, ces structures se remplissent vite, à l’image de l’école Georges-Gusdorf. Du coup, cela donne des idées à certains. "Nous sommes régulièrement contactés par des porteurs de projets qui ont envie de créer une école et veulent intégrer notre réseau", signale Catherine Viès, à la tête d’une structure de 40 élèves, près de Toulouse, qui fait partie du réseau Arborescences fondé il y a plus de dix ans.

Les surdoués ne se contentent pas de faire vivre un grand fournisseur de tests, une armada de psys et de plus en plus d’écoles spécialisées. Ils représentent aussi un filon royal pour les éditeurs, comme Odile Jacob ou Albin Michel. Sous la forme de témoignages, d’essais fondés sur une pratique clinique ou sur des recherches neuroscientifiques, les opus qui leur sont consacrés font en effet très souvent un tabac, même une dizaine d’années après leur première publication.

Avec 100.000 à 250.000 exemplaires vendus, parfois pour un seul titre ou des rééditions, un trio de femmes, Jeanne Siaud-Facchin (la psychologue à l’origine du mot "zèbre" qui a récemment intégré le Larousse), Monique de Kermadec et Christel Petitcollin, truste les premières places de ce jackpot. Il suffit de prononcer le nom de l’une de ces trois spécialistes pour remplir les salles de conférences et attirer des foules aux séances de signatures. Pour profiter au maximum de l’aubaine et multiplier les ouvrages, les éditeurs découpent la problématique en petites tranches, parentalité, éducation, vie sentimentale, carrière professionnelle…

Dernière niche qui se popularise à grande vitesse : le décryptage des personnes hypersensibles qui "ne rentrent pas dans les cases" – même si ce n’est pas toujours pour une question d’excès d’intelligence. "En quatre ans, avec une quinzaine de livres différents, nous avons vendu 150.000 exemplaires sur le sujet", se réjouit Karine Bailly de Robien, la directrice associée des éditions Leduc. Preuve que les petites maisons profitent aussi de la manne.

Les organisateurs de conférences ou de salons, physiques ou en ligne, se frottent eux aussi les mains : psys, thérapeutes, intervenants spécialisés et coachs à la notoriété plus ou moins affirmée s’y pressent chaque année en rangs plus serrés face à un public avide d’informations. Dans la cinquième édition de son "Congrès Douance", qui s’adresse aux "émotifs talentueux", la coach belge Nathalie Alsteen a, par exemple, rassemblé pas moins de 35.000 personnes en ligne ! Certes, la participation était gratuite, mais 2% des spectateurs se sont tout de même fendus de 497 euros pour obtenir le droit de revoir les différentes interventions, et profiter de bonus issus de précédents congrès. "Une centaine de personnes s’étaient portées candidates pour y intervenir, mais je n’avais que 15 places", témoigne l’organisatrice.

L’engouement pour les gros cerveaux booste aussi le marché de la formation des professionnels. Pour 700 euros, la société Cogito’z & Développement, créée par Jeanne Siaud-Facchin,propose par exemple des modules répartis sur deux à trois jours, pour aider les psys à mieux "comprendre" et "accompagner" les malheureux embarrassés par la suractivité de leurs neurones. Le dernier en date, consacré au bilan de compétences et à l’accompagnement professionnel, apporte un éclairage sur les "spécificités, les forces et les difficultés du haut potentiel dans le monde du travail". Tout un programme… Cogito’z & Développement, dont Acadomia est devenu l’actionnaire majoritaire il y a un an et demi, travaille, entre autres, en partenariat avec un réseau d’une bonne dizaine de centres indépendants de psychologues et d’experts, en partie spécialisés dans le haut potentiel. Une foison d’offres de ce genre, plus ou moins sérieuses et plus ou moins chères, circulent sur le Web.

Est-ce tout ? Pas encore. Car un nouveau terrain de convoitise se profile à l’horizon de ce business très profitable : le milieu de l’entreprise. De plus en plus de dirigeants de sociétés et de services RH, en charge du recrutement, de l’évolution de carrière ou du référencement de coachs par exemple, commencent à être sensibilisés à la question des surdoués. Et une dizaine de réseaux internes de salariés se sont constitués ces dernières années autour du haut potentiel et de la "diversité cognitive au travail", comme chez Orange, Schneider Electric ou Airbus.

Pour le moment, les professionnels spécialisés sur ce créneau restent encore très peu nombreux, mais cela risque de changer très vite. "Ça s'est vraiment développé depuis trois ans", observe le coach Fabrice Micheau, fondateur de HPI Talents, un des pionniers du secteur, qui a délaissé le marché plus généraliste pour se consacrer à celui de l’entreprise. Selon lui, environ 5% des salariés seraient surdoués, et une grande majorité d’entre eux l’ignoreraient. Bien qu’offensives et en recherche effrénée de visibilité sur LinkedIn, rares sont cependant encore les sociétés qui, comme la sienne, parviennent à tirer un revenu correct de cette activité.

On le voit, tout est bon à prendre pour faire son beurre dans le petit monde des grosses têtes. L’association internationale Mensa, comptant en France plus de 4.300 adhérents soigneusement sélectionnés sur leurs performances à un test QI externe ou maison, se dit même "débordée d’offres" – provenant d’ailleurs souvent de surdoués. Et les idées sont parfois un peu baroques. Ainsi le réseau social Atypikoo, plutôt orienté vers les rencontres amicales et amoureuses et qui était gratuit depuis deux ans, a-t-il décidé de faire payer les 14.000 membres inscrits dans la catégorie des "neuro-atypiques". Ceux qui cherchent une âme sœur à haut potentiel devront passer à la caisse.

Dans cette frénésie créative, il n’est pas toujours évident de faire la différence entre les initiatives sérieuses et celles qui relèvent de l’incompétence, de l’abus douteux ou carrément de l’arnaque. Conseils de développement personnel proférés par des gourous aux références douteuses, formations bidon pilotées par des neurothérapeuthes autoproclamés, tests bricolés sur un coin de table par des charlatans…

En l’absence de réglementation, une foultitude de propositions hasardeuses circulent sur le Web. "Ces dérives peuvent être dangereuses, prévient Jeanne Siaud-Facchin. De soi-disant experts des hauts potentiels vont aller affirmer à des adultes en quête de sens qu’ils sont surdoués, et que c’est pour ça qu’ils sont en difficulté ou "en décalage", alors que ce n’est pas du tout le cas."

Siegfried Cey (le pseudonyme d’un ancien consultant en marketing devenu neurothérapeute), le patron de l’Université des hauts potentiels avec qui nous avons commencé cet article, jure ne pas être de cette engeance. Dans une vidéo postée en septembre 2020, il assure qu’il n’est pas "un gourou qui endoctrine", et insiste auprès de Capital sur "les solutions" et "l’entraide" qu’il apporte aux surdoués qui lui font confiance.

L’immuable répartition de l’intelligence

Même si le niveau général montait (ce qui n’est pas le cas), la proportion des hauts potentiels dans la population resterait la même : les tests de QI sont calibrés pour qu’elle reste stable.

>> Santé, travail, logement… toutes les innovations qui vont changer nos vies. C’est la Une du dernier numéro de Capital. Accédez en quelques secondes à cette édition à partir de 3,35 euros.