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Commission Sauvé : 25 témoignages édifiants sur la pédocriminalité dans l’Église

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Commission Sauvé : 25 témoignages édifiants sur la pédocriminalité dans l’Église
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La Commission indépendante sur les abus sexuels de l’Église a mené 153 auditions et reçu 2819 courrier et mails de témoignages de victimes de prêtres avant de rendre son rapport mardi. En voici plusieurs extraits.

À lire- SociétéLa commission Sauvé révèle l'ampleur des abus sexuels dans l'Eglise catholique

Des flashs intempestifs

"Tu ne pourras jamais savoir comme c’est douloureux les flashs qui s’imposent à moi, à mon esprit. Ces flashs sont des visions de toi et en même temps ta voix, ton odeur de mauvaise haleine. Une vidéo courte mais nette, précise, de tous tes gestes sur moi. Ce n’est pas figé, bien vivant : ressentir ta main qui me caresse ma jambe gauche jusqu’à mon sexe… Tes bras sous ma tête et tu essaies de m’embrasser sur la bouche. Dès que ce flash est venu, quel dégoût en moi ! Je voulais arracher mes lèvres, c’est insupportable. Depuis je serre les lèvres, me les mordille sans arrêt, les rentre dans ma bouche."

Délivrance

Je ne sais pas si j’appartiensÀ l’oubli ou bien à la haineMais à chaque heure du quotidienMon encre sous le papier saigne

Comme un vieux livre abandonnéMa bouche demeure sans motJ’aimerais pouvoir sectionnerLa gangue qui couvre mes maux

Les épines que dans mon cœurJe garde, inondent mon espritIl est loin où enfant de chœurDe destinée, j’étais épris

Sous perfusion émotionnelleComme un temps volé à la vieJe transporte sous mes semellesL’affliction qui m’asservit

Cette indicible solitudeJe veux à tout prix m’en défairePour retrouver la quiétudeÀ tout jamais quitter l’enfer

C’est pourquoi je livre les motsDes viols subis dans mon enfanceJe les gueule fortissimoPour retrouver l’indépendance

J’ose aux feux de la paroleBriser les miroirs trop polisDe tous ces religieux idolesQui abusent d’enfants salis

Des cadenas verrouillés dans son cerveau

"Le père m’a entraîné vers sa tente, qu’il a fermée, il m’a serré contre lui, il sentait le cigare froid (il fumait des cigarillos), je détestais cette odeur, je tentais de me dégager mais il a serré encore plus fort et il a commencé à m’embrasser sur la bouche en y mettant la langue, il me dégoûtait. Il continuait à me caresser, j’étais complètement tétanisé. (…) Je ne connaissais rien de tout cela et ce soir-là, il m’a appris des mots et des actes que je ne connaissais pas de la sexualité ! Fellation, masturbation, etc. Je suis retourné dans ma tente pour me coucher en me disant que cela était peut-être normal, il était le père ***, il avait autorité, il fallait le respecter, il était prêtre. Je ne savais plus que penser, surtout que mes parents le considéraient tellement.

Le week-end a fini, je suis rentré ne disant rien à mes parents, puis j’ai pris une douche. Dans mon cerveau, j’avais l’impression que des cadenas s’étaient verrouillés, me disant que cela était peut-être normal. Dans la salle à manger de la maison, il y avait au fond de la pièce à gauche un buffet, avec des crayons, des papiers, et un Petit Robert : mon père nous disait toujours d’aller chercher le sens des mots. J’ai cherché les mots et leur définition que le père *** m’avait soufflés à l’oreille, définitions qui étaient très succinctes.

Le lendemain, j’ai repris le chemin de l’école, j’étais en 5e. Je repensais à ce sale week-end, à partir de ce jour, je ne comprenais plus rien en maths, plus rien n’était pareil. Le prof me tapait avec la brosse du tableau ou le dictionnaire me volait dessus. En parler, mais en parler à qui ? Où, comment ? Quels mots mettre sur ce qui venait de m’arriver ? Et puis qui va me croire ? C’était tellement énorme."

Le cadenas qui explose

"Après le coup de fil (d’un membre d’une association de victimes), ce fut violent, mon cerveau a explosé, c’était comme si j’ouvrais une boîte de conserve vieille de plus de trente ans, une boîte de conserve rouillée dont le couvercle était bombé par les gaz, prête à exploser.

Tous les souvenirs y sont restés intacts. Et bien faisandés ; de quoi pourrir une vie par bien des aspects. (…) Aujourd’hui, je n’arrive plus à refermer cette vieille boîte de conserve, les cadenas que j’avais mis dessus pour oublier toutes ces saloperies restent ouverts. Comme si j’avais perdu les clés !"

La hantise

"Parfois quand j’ai une relation intime avec mon épouse, l’ombre du prêtre plane toujours au-dessus de ma tête. Cela me fait perdre mes moyens."

Odeurs omniprésentes

"Il faut que l’Église se rende compte que tous ces actes, ça brise quelqu’un. Moi, j’ai eu la chance d’avoir la musique, les mots pour me sauver et les scouts. Mais, combien n’arrivent pas à se sortir de ces traquenards, de ces embuscades, de ces stratagèmes, de ces manipulations ? Parce que quand j’ai entendu certains qui disaient « C’était un moment », non, ce n’est pas un moment, c’est un moment qui reste, qui percute tout le temps. Et, quand, avant que ça ressorte, j’avais du mal à aller dans les magasins, je sentais des hommes qui ne sentaient pas bon, j’avais ces odeurs qui faisaient remonter des odeurs. Sans savoir que ça avait été ça avant, je ne supportais pas ça, je disais « Je vais changer de rayon dans le magasin », même maintenant, quand je sens ces odeurs[1]là ça me fait revenir des trucs. C’est très sensuel, c’est très sensible. Les sons, les odeurs. (…) C’est pour ça que je suis là aujourd’hui, c’est pour qu’on sache qu’on peut briser quelqu’un facilement, il suffit d’un geste déplacé, même quand vous avez une parole de douceur envers les enfants."

Le chien du prêtre

"Le père avait un petit clebs noir avec un poil rêche type "balais brosse" ; il sentait mauvais, son chien dormait dans la tente. Aujourd’hui, je ne peux pas voir et caresser un chien qui a un poil dur ou rêche. J’ai compris pourquoi quand l’affaire a éclaté."

Durant toute une année scolaire

"J’avais 9 ans. La rentrée des classes s’annonçait radieuse : nous avions entendu dire que le frère *** était un instituteur hors pair. Pensez, il nous apprenait la grammaire en chansons, il avait un harmonium. Extraordinaire ! Bien vite, les choses se sont accélérées : il fermait les rideaux noirs des fenêtres et nous appelait un à un à son bureau pour corriger les devoirs. Il avait à ses pieds, à sa gauche, une bassine dans laquelle il se lavait régulièrement les mains. Il nous prenait un par un, nous obligeait à toucher sa verge et mettait sa main dans notre culotte. Cela a duré toute l’année scolaire. Garçon ou fille, sans distinction. 25 petits. Il proférait régulièrement des menaces si nous ne gardions pas le secret. Il était évident que l’enfer nous attendait à coup sûr. Il nous terrorisait et dans le même temps il faisait figure de héros, fort sympathique et affable au demeurant, aux yeux de nos parents. Il avait gagné leur totale confiance.

Que vaut la parole d’un enfant de 9 ans face à celle d’un instituteur aussi habile ? Qui nous aurait crus ? Et puis une élève s’en est ouverte à ses parents, l’affaire a été révélée, nous étions alors au collège. Je me souviens comme si c’était hier des "ça se sait", nul besoin d’en rajouter. Chacun d’entre nous savait de quoi il était question. Nous sommes en milieu rural et maritime, les hommes sont à la pêche, pendant de longues périodes parfois. Les femmes sont le plus souvent seules face à la responsabilité de l’éducation des enfants aux tâches quotidiennes. Face à ce problème je crois qu’elles étaient perdues, et c’est la honte qui prend le dessus. Non pas la honte par rapport à son enfant, mais la honte par rapport à la communauté. Le monde des croyants. Et puis un jour ma mère est montée, est entrée dans ma chambre, son air était grave, j’aurais voulu me fondre dans le sol, disparaître. "Alors c’est vrai ce qui se raconte ?", j’ai répondu par la positive et voilà. Il n’en a plus jamais été question."

Retour dans la tente à 6 heures du matin

"Il y a eu un camp scout l’année de mes onze ans. Au mois d’août, j’étais encore louveteau, il est venu me chercher dans une tente un soir. Il m’emmenait dormir dans sa caravane. On y passait la nuit. Je ne sais pas à quelle heure il nous faisait rentrer… Il devait nous renvoyer dans nos tentes vers six heures du matin peut-être. (…) Dans cette caravane, durant ce camp, on a toujours été plusieurs enfants. Les premières fois où c’est arrivé, je n’étais pas tout seul avec lui, nous étions deux. Je ne suis plus sûr de l’identité de ce gamin… Il me semble que c’était un garçon qui s’appelait X, j’ai un doute. Figurez-vous qu’il s’est suicidé récemment. Un autre s’est suicidé également, vers l’âge de quarante ans. Je sais qu’il faisait partie de ceux qui avaient eu des soucis avec le prêtre. C’est quelque chose d’assez fréquent. (…) La cheftaine ne pouvait pas ne pas savoir. Mais elle était jeune, elle avait dix-sept ou dix-huit ans, que voulez-vous qu’elle dise ? (…) Il y avait aux scouts des jeunes chefs et cheftaines, mais il y avait aussi des adultes, des pères de famille. Ils le savaient forcément. *** mettait sa caravane à l’écart, à l’autre bout du camp. On imagine bien ce qu’il pouvait se passer… L’un des adultes le savait forcément. Il s’appelait Y. Il était présent à tous les camps. Il a vu tout cela, il le savait. Si les enfants le savaient, les adultes le savaient. Tout le monde le savait. C’est quelque chose qui m’a révolté."

Un vol d’enfance

Commission Sauvé : 25 témoignages édifiants sur la pédocriminalité dans l’Église

Ma toute première fois, c’était quand j’avais 5 ans,tu intervenais dans l’école pour nous apprendreles vraies valeurs de la vie.

J’y suis restée de 1958 à 1965.J’y allais pour apprendre à lire, à écrireet pour avoir accès à la connaissance,pas pour baiser.

J’avais 5 ans et tu en avais 50.

Tu m’as tout pris.Tu as volé ma vie.Tu m’as détruite.

Tu as détruit ma vie la première fois que tu m’as violée.Je suis devenue étrangère à moi-même pour pouvoir survire sans affect, sans émotion.

Je suis une morte vivante pour la vie.À 66 ans, je suis tellement videque j’ai du mal à trouver les motspour me révolter contre toi.

"Je suis ressorti avec le pantalon baissé"

"Mon petit, mon petit, on va prier la Vierge" et en même temps, il me masturbait. C’était le père Y. Le père Z, lui, c’était beaucoup plus grave, c’est-à-dire qu’il repérait les enfants les plus esthétiques, les plus beaux. (…) Il disait "Tu es très brillant, je te sens très proche de notre Seigneur, machin, il va falloir que je te voie en particulier, nous allons prier ensemble". Il m’a tiré… une fois, dans son antre, voilà. Et, là, moi, je suis ressorti avec le pantalon baissé.

Donc, confessions extrêmement traumatisantes. (…) Ce bonhomme était extrêmement dangereux. Alors, moi, très vite, quand il y avait les confessions obligatoires, j’évitais absolument le père Z, je préférais le pédophile léger, le père Y. De toute façon, on n’avait pas le choix : c’était l’un ou l’autre.

Je pense que pratiquement tous les élèves de ma promotion ont dû passer à la casserole, sauf ceux qui n’étaient pas beaux, qui ne leur plaisaient pas. (…) Je pense que c’était des gars qui étaient des prédateurs. Alors, le père Z, il était un peu élitiste, il choisissait ses proies. Le père Y, tout le monde y passait, tout le monde. Tout le monde y passait. Le père Z était très très vicieux, très intelligent et la preuve, c’est qu’il ne s’est jamais fait attraper puisqu’il a fini sa carrière avec tous les honneurs."

L’acte

C’est un jour de printemps 1979,une fin d’avril, il fait beau…C’est un mercredi, un mercredi matin,c’est jour de catéchisme,il y a un gamin qui court,il a presque 12 ans, il court vite, aussi vite qu’il peut.Il a quelque chose à dire,il en pleure,il en pleure bruyamment,cet enfant,c’est moi,je m’appelle Éric,j’ai 52 ans,c’était il y a donc 40 ans…

Des envies de meurtre en rêve

"J’ai rêvé, en pension, de m’échapper et d’aller le tuer. Il a cessé de me toucher à partir de treize ans, probablement parce que j’étais trop grand pour lui. À partir de 16 ou 17 ans, j’ai eu des envies de meurtre en rêve, au moment du coucher, de l’endormissement. Pas seulement en rêve d’ailleurs, c’était plus fort que ça. Bien évidemment, je ne l’aurais jamais fait, mais j’ai souhaité sa mort encore parfois à l’âge de 30 ans, dans certains moments de faiblesse. Avant que je dévoile tout à ma femme, jamais je n’aurais voulu que ça se sache. J’ai eu envie de lui couper la gorge, de le faire disparaître, parce qu’il était trop présent dans ma vie, et dans ma vie sentimentale plus particulièrement."

Des tentatives de suicide

"Mon "plus jamais ça !". J’avais 23 ans le jour de la naissance de ma fille aînée. Lorsque je l’ai prise pour la première fois dans mes bras, je me suis secrètement juré une seule chose : « Toi, tu ne seras JAMAIS élevée comme je l’ai été ! »

Six ans plus tard, ma secrète familiarité avec la mort s’encombre d’une autre tentative de suicide. Mais à quarante ans, lors de ma séparation avec la mère de mes filles, je me jure de ne jamais me suicider pour ne pas leur infliger cette douleur. Pourtant, écrivais-je à cinquante ans, il y aura toujours…

… cette putain de mort qui rôde en permanence, je suis un mort vivant, un absent. Et je m’attache à bien conserver cette distance, cette frontière avec les autres. Alors bien sûr, chez mon psy, parler de la mort ! Quoi d’autre d’important ! Ou alors, le reste est si important, mais si lointain qu’il ne reste que la mort ! Et ça me déglingue."

Longtemps j’ai pensé l’avoir tué…

"Plus de soixante-dix années se sont égrenées depuis les agressions ignobles sur ce petit garçon que j’étais. Je l’avais – je ne sais comment et par quelle force de vie –, complètement oublié pendant longtemps mais l’Ignoble devait revenir à la surface et se présenter à nouveau face à moi ; son visage, son odeur et sa violence ne me quitteraient pas. Sa présence toujours aussi réelle, aussi physique aussi insupportable.

Il a fait de moi une tête brûlée.Un Indigne.

Longtemps, longtemps j’ai pensé l’avoir tué, anéanti, détruit. Je ne savais même plus qu’il avait existé. Je ne savais même, plus rien du mal qu’il m’avait infligé. Mais il a continué son travail de sape, de minage, de destruction de ma vie à mon insu."

Mots en exil

J’écris sur une page calme et muetteOù le silence est pris en otageLes mots sont des icebergs en exilPour une terre inconnue où germe la semenceQui donnera la fleur et le fruit du verbeDe la parole et du geste qu’apprivoise la raisonPour une saison de bourgeons

Marée haute de ma souffrance rouilléeTant elle est ancienne et profondeDes mots montent en chœurDéchirent le silence persistantLa feuille se substitue au miroir

Ma mémoire est mise à nuDevant mes yeux la page blancheAutour de moi le silenceEn moi le videEt la page blanche m’offre sa nudité toujours fragileJe n’ai qu’à écrire un motEt la page crie et la page saigne

D’un mot à un autre je chercheDans la virginité de cette pageL’identité de celui qui dévoileraLe mal qui me tourmenteMais rien ne sonne justeLes mots sont des énigmesQui n’aiment pas être révélées

Ma fenêtre donne sur la nuitEt la nuit s’installe en moiSeule reste cette page blancheDernier message

Enfin raconter à ses enfants

"À 66 ans, j’atteste enfin des agressions subies et de leurs conséquences.

De janvier à septembre 2020, je suis en travail mensuel avec un psychiatre. Notre travail débouche au mois de mars sur deux changements d’attitude décisifs :

– Je parle : après un demi-siècle de mutisme acharné (hormis mes psys… et ma compagne), je peux enfin dire mon enfance et cette histoire à mes filles. Elles qui s’étonnaient ou s’inquiétaient de ce pan caché de leur origine, mais n’osaient pas m’en parler.

– Je reconnais mon état de victime : non, ce n’est pas moi le coupable ! Alors qu’une certaine fierté mal placée, encouragée par certains proches, m’en avait empêché jusque-là : "Arrête de jouer à la victime, tu n’es quand même pas malheureux !"

Notre travail arrive à terme au mois de septembre et le docteur formule les conclusions suivantes :

"Oui, vous avez bien vécu ce traumatisme d’agressions sexuelles répétées, vous en avez bien été la victime, ce qui a débouché sur votre tentative de suicide" Ce que je traduis ainsi : vous avez bien été tué, vous êtes bien mort !

"… mais vous êtes bien là aujourd’hui, bienveillant et soutenant, et je ne vois pas chez vous de troubles du comportement." Ce que je traduis ainsi : vous êtes aujourd’hui bien vivant en capacité de dire et de porter votre vie !

Je suis donc bien un survivant."

Le pouvoir du langage

"Heureusement, j’ai découvert assez tôt le pouvoir des mots, des notes, des rythmes et mélodies qui pouvaient me sauver la vie."

Un véritable tsunami

"Cet homme était le pilier de la famille, la référence, la personne de confiance vers qui toute la famille se tournait pour avoir un avis, des conseils. Il était toujours gentil avec moi, je me suis dit qu’il savait ce qu’il faisait. J’ai donc fait ce qu’il m’a demandé, ce maudit geste qui me dégoûte encore à bientôt 44 ans. J’étais en 6e, j’avais 11 ans, mon 12e anniversaire approchait. Cette semaine a été longue, très longue. La journée tout se passait bien. Le soir ce n’était plus la même chose. (…) Là aussi, il n’a exercé aucune pression sur moi. Je le voyais heureux, dans ma tête se mélangeait le bien et le mal. Une partie de moi hurlait en silence, lui demandait d’arrêter mais les mots ne sortaient pas. Une autre, voyant ses yeux me disait ne me pas m’inquiéter. La semaine a passé, les souvenirs se sont cachés bien loin dans mon cerveau, enfermés dans un coffre dont j’ai perdu la clé durant des années, de très longues années.

Ma famille, mes parents surtout n’ont rien su jusqu’à un soir où à la radio il a été fait mention d’un prêtre ayant abusé d’enfants. Et là, un véritable tsunami. Tout est remonté à la surface. Toutes ces images, mes peurs, mon dégoût, un dégoût de moi-même aussi. Une culpabilité aussi, car je me suis longtemps demandé ce que j’avais fait pour qu’il agisse comme ça. Très longtemps j’ai pensé que j’étais responsable. Comment avais-je pu tout oublier comme cela ? Pourquoi je n’avais pas réagi ? Pourquoi moi ? Mes parents sur le coup, n’ont pas pris conscience de tout ça. C’était trop violent je pense et puis c’était lui ! C’était impossible. Malheureusement si, c’est possible. Lors de son enterrement, l’évêque est venu me parler et m’a dit que mon grand[1]oncle a, sur la fin de sa vie, prié, prié pour moi pour le mal qu’il m’a fait. À ce jour, je ne sais pas si je lui ai pardonné, je sais juste que je ne suis pas responsable. L’adulte c’était lui. Je n’ai rien fait, il devait maîtriser ses pulsions. Ça m’a détruit, les séquelles sont toujours là."

Le manque d’écoute de l’Église

"Je suis entré dans une démarche de libération de la parole, je suis allé voir un prêtre. Je me suis renseigné. Dans le diocèse, j’ai des amis qui m’ont renseigné sur un prêtre qui était capable d’une très bonne écoute. Je l’appelle. Il me dit : « Venez me voir à Z vendredi prochain à 9 heures. » Je n’y allais pas pour me confesser, j’y allais pour délivrer à un représentant de l’Église mon histoire. Je n’aurais jamais été en paix tant que je n’aurais pas fait ça. Donc je m’adresse à l’institution qui héberge en son sein des prêtres fautifs, et j’avais besoin de ça. Le prêtre me reçoit, il m’écoute pendant 1 min 30, et il parle pendant 8 min 30, sur 10 min. Et en plus, il me dit : « Vous êtes habité par le péché, je veux vous confesser. » Alors là, ça m’a cassé. (…) Là, je suis complètement bouleversé, effet contraire. Donc je réfléchis, je veux rencontrer un autre prêtre. Je veux être entendu, je veux être écouté. J’ai besoin d’empathie. Parce que le prêtre qui m’a fait ça, il savait à qui il le faisait, il savait quel enfant il avait devant lui."

Évoluer sur des sables mouvants

"Je vous remercie d’offrir cette possibilité de parole… Je voudrais juste raconter ce que j’ai vécu il y a maintenant trente ans, et qui m’a perturbé durablement dans mon chemin de vie (et me rend toujours la vie compliquée aujourd’hui). J’ai hésité à le raconter, car cela me paraît finalement assez banal et "pas grand-chose". Je le fais dans un souci de participer à une compréhension de ce phénomène si profondément malsain que sont les abus en tous genres ; le plus dur, c’est la confusion durable dans laquelle cela m’a plongé (apprendre à se repérer entre le bien, le mal, le mensonge ou le semblant et le vrai, la loi, la morale, l’amour, l’engagement, l’obéissance…). Tout cela devient bien complexe. Tout devient très relatif avec un sentiment d’évoluer sur des sables mouvants."

Une interview pour se décider à écrire

"Je lis l’interview de Jean-Marc Sauvé dans La Vie du no 3871 et notamment -35 % ont 71 ans ou plus- – j’ai eu 71 ans il y a un mois – et la "victime" – avait 10 ans ou moins – : aussitôt une émotion douloureuse m’envahit et je sanglote irrésistiblement, longuement à la pensée de ce que j’ai dû subir à 9 ans et avant puisque le curé *** resta quatre ans dans mon village de 1953 à 1957.(…) Il a fallu l’interview de La Vie pour me décider à vous écrire… J’y suis arrivé enfin ce matin où d’un trait et sans sanglot, je me suis confié… avec courage et confiance envers les personnes qui me liront. Merci à vous pour votre travail "rédempteur"."

Une libération

"Il y a un peu plus d’un an, je vous ai contactés, j’ai partagé avec vous ce que j’avais vécu et qui a gâché ma vie pendant 41 ans et vous m’avez prise au sérieux. Enfin, j’ai rempli consciencieusement le questionnaire que vous m’avez envoyé. Je ne sais comment vous remercier car depuis cette démarche auprès de vous, j’ai vécu une véritable LIBÉRATION et celle-ci DURE dans le temps puisque cela fait maintenant plus d’un an. Je n’ai qu’un mot à vous dire : MERCI."

Un métier choisi "pour fuir les adultes"

"Mon histoire est liée à celle de ma sœur. Nous avons été agressées sexuellement par un prêtre dans les années 50, il a été condamné à 20 ans avec circonstances aggravantes et il est mort en prison. Mes souvenirs sont flous. Pour ma part, c’étaient des attouchements dans une 4CV, il nous emmenait au café pour prendre un verre, boire une grenadine. J’étais à côté de lui, et je me souviens des vêtements que je portais. J’avais une petite salopette bleue en short. Donc c’était pratique et puis… Et puis je me souviens aussi de ses exhibitions près de la rivière… Il nous disait "On va faire pipi" et lui il s’exhibait. Je me souviens aussi – je ne m’en suis pas souvenue tout de suite, mais pendant ma thérapie et je suis quasiment certaine – qu’il nous faisait toucher son pénis en érection. Pour moi je pense que c’est réel, mais j’ai toujours un manque de confiance en moi et des doutes. Le procès m’a beaucoup aidée parce qu’il m’a permis de comprendre des choses. Ce genre de choses marque une vie entière, j’ai des séquelles, c’est difficile de dire tout ça. J’étais une enfant très angoissée, j’avais des troubles, maintenant je me souviens, à l’âge de 10 ans, j’avais des TOC : il fallait toujours fermer les portes, je mettais je ne sais pas combien de temps à fermer les portes, à y retourner au cas où la porte n’était pas fermée… Des malaises psychiques qui sont connus aujourd’hui… Je le réalise maintenant. J’avais des peurs injustifiées, j’avais peur de tout, des animaux, de l’orage, enfin de plein de choses. J’ai réalisé que je n’aimais pas que l’on me touche, et que l’on touche mon corps. Et ça, ça a été pendant très très longtemps et je ne savais pas pourquoi…

(...)

J’ai choisi un métier qui m’a permis d’être avec les enfants, j’ai été institutrice de mes 20 ans à 60 ans. Je fuyais les adultes – je le pense maintenant – et je suis entrée ensuite dans une congrégation, les Dominicaines des campagnes, où je suis quand même restée 10 ans. Là, j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui ont compris que je n’étais pas bien et qui m’ont conseillé de faire un travail en psychologie."

Parler, pour s’émanciper

"Je ne me souviens que de très peu de choses. Je dois dire avant d’entrer dans les faits que ce qui est frappant c’est cette espèce de black-out, de silence. Je suis entré en analyse, sur différents sujets évidemment, mais de ça je n’ai jamais parlé. Et ça a provoqué un très grand silence, dont j’ai découvert l’origine l’année dernière, avec ma compagne, qui est psychologue. Je me suis rendu compte alors, à ce moment-là, que je n’en avais jamais parlé. Je ne me souviens pas de paroles, mais je me souviens d’odeurs, de sueur, de sperme, de chaleur. Et je me souviens que j’étais à la fois dégoûté et terrorisé. Je ne sais pas quels mots il faut utiliser, mais cela ressemble quand même à un viol. Même s’il n’y a pas eu de fellation, à ma connaissance. Si j’avais à choisir je dirais non, mais je n’ai aucune mémoire des mots prononcés. Moi ce que j’attendais, ce que j’attends que vous offriez, qui est précieux finalement, c’est pouvoir parler. Un moment émancipateur. C’est vraiment émancipateur, se sortir de quelque chose dont j’ai toujours ignoré ou sous-estimé les effets. J’ai parlé de black-out tout à l’heure, mais c’est plutôt un effet de souffle, c’est-à-dire que c’était quelque chose de violent, et on vit avec cela en oubliant les origines et ce qui s’est passé. C’est en retravaillant sur tout cela depuis un an que je m’en suis rendu compte. Je ne sais pas si j’ai perdu la foi mais j’ai certainement rompu avec l’Église comme institution, mais pas avec l’Évangile comme exigence de vérité, ni avec ces sources de notre culture.

Pour moi la pédophilie est le crime parfait. C’est le crime par lequel l’auteur a presque toutes les chances que sa victime ne parle jamais ou en tout cas jamais dans la période pendant laquelle la société considère que les faits ne sont pas prescrits. Alors là aussi j’ai une formule – j’aime bien les formules – : "les muets parlent aux sourds". Le muet c’est moi ; les sourds c’est vous et la société. Ceux qui ne peuvent pas parler rencontrent ceux qui ne veulent pas entendre. La victime ne peut pas parler de ces choses-là, du 162 moins pendant longtemps, et la société ne veut pas entendre. Je pense que c’est lié au fait que l’indicible ne peut pas être dit et l’impensé ne peut pas être pensé.

Les forces de refoulement sont tellement fortes que vous oubliez le visage, vous oubliez la voix, vous oubliez le nom, vous oubliez le prénom. En fait, je n’ai retrouvé ce nom et ce prénom que très indirectement parce qu’un de mes frères était élève dans le lycée professionnel où le prêtre était professeur et aumônier. Très probablement c’est un des liens, c’est-à-dire qu’il connaissait non seulement ma tante mais un de mes frères. Mais, voyez pour être parfaitement honnête, pendant des années je me suis demandé si ce nom, qui est un nom propre et un nom commun, que j’ai oublié et retrouvé pendant ma psychothérapie, était celui du prêtre. Et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas pu ou pas souhaité faire une procédure judiciaire."

L'annexe de plus de 200 pages du rapport Sauvé est composée de plusieurs pages, avec des simples points, comme pour rappeler tous ces témoignages "impossibles ou restés dans l’ombre". Ces victimes qui n’ont pas voulu parler, par manque de force ou par choix, celles qui n’arrivent pas à parler, dont le "cadenas" ne s’est pas encore fissuré.