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Agressions sexuelles du « Picasso des églises » : le long silence des diocèses de Lyon et Grenoble

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Agressions sexuelles du « Picasso des églises » : le long silence des diocèses de Lyon et Grenoble
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Ce mercredi 12 janvier 2022, une brume persistante enveloppe les Monts du Lyonnais. Mais dans le bourg assoupi de Pomeys, village du Rhône à la lisière de la Loire, la petite église Saint-Martin semble gagnée par une agitation particulière. À l’intérieur, des membres de la commission d’Art sacré du diocèse de Lyon, surpris par la présence de Mediacités, s’activent pour décrocher les tableaux du chemin de croix. « Cela nous dépasse totalement », nous lance Violaine Savereux-Courtin, responsable de la commission. Celle qui coordonne l’opération se refusera à tout autre commentaire.Agressions sexuelles du « Picasso des églises » : le long silence des diocèses de Lyon et Grenoble Agressions sexuelles du « Picasso des églises » : le long silence des diocèses de Lyon et Grenoble

Créations cubistes et bigarrées, les seize stations dépendues puis emballées dans du papier bulle sont signées « RIB ». Trois lettres qu’utilisait l’artiste et prêtre Louis Ribes pour marquer ses œuvres. Le lendemain, les diocèses de Lyon, Saint-Etienne et Grenoble diffuseront un communiqué révélant que l’homme d’Église, mort à Vienne (Isère) en 1994, est accusé d’agressions sexuelles et de viols sur mineurs.

Combien de victimes Louis Ribes a-t-il laissées derrière lui ? Après l’affaire du père Preynat, après le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) qui a conclu à la présence d’environ 3000 « pédocriminels » dans les rangs de l’institution catholique depuis les années 1950, et alors que Mediacités et Tribune de Lyon ont révélé vendredi dernier des accusations d’attouchements portées contre l’ancien supérieur des Chartreux, l’affaire du « Picasso des églises » - le surnom donné au père Ribes - ébranle de nouveau l’Église de France et l’archidiocèse de Lyon.

Les responsables religieux ont semblé cette fois-ci prendre les devants en appelant les victimes à s’exprimer publiquement [lire plus bas]. Mais l’image est trompeuse. D’après notre enquête débutée en décembre dernier [lire l’encadré En coulisses], les diocèses de Grenoble-Vienne et de Lyon ont tardé à réagir. Le cardinal Philippe Barbarin lui-même avait échangé avec l'une des victimes en 2017.

Il gagnait la confiance des parents

Né en 1920 à Grammond, un village de la Loire, l’abbé Louis Ribes, prêtre séculier enseignant dans des séminaires de la région, s’était forgé la réputation d’un homme d’Église influent et cultivé. Dès les années 1950, ses pas l’ont mené de sa région natale à celles de Lyon ou de Vienne, au gré de ses missions et des commandes de vitraux et de tableaux. D’après les récits de ses victimes, le religieux s’immisçait dans les familles et gagnait la confiance de parents dévots pour se rapprocher de leurs enfants. Usant de son statut d’artiste admiré, il faisait poser de jeunes filles et garçons, nus. Il les photographiait et les dessinait, avant d’abuser d’eux.

C’est dans les villages de Pomeys et de Grammond, où il revenait en vacances, mais aussi au séminaire des vocations tardives de Vienne-Estressin, où il a enseigné dès 1968, que le prêtre a principalement sévi. En Isère, cardiaque et diabétique, il faisait venir de jeunes garçons pour le soigner, des « gardes du cœur », comme il les appelait, qu’il faisait dormir dans son lit et couvrait de cadeaux pour mieux les manipuler et obtenir leur silence.

Aujourd’hui âgé de 58 ans, Luc Gemet a été le premier à parler publiquement. Il raconte avoir été agressé à plusieurs reprises par l’abbé entre 1972 et 1979. D’après son récit, les faits se sont déroulés chez ses parents, dans la banlieue lyonnaise, mais aussi au séminaire de Vienne-Estressin. « Sur avis médical, après un infarctus, il devait se reposer. Il a demandé à mes parents, qui étaient ses amis, s’il pouvait venir chez eux, confie Luc Gemet à Mediacités. Cela a commencé comme ça. Très rapidement, c’est passé à des faits graves de viols, sans violence. J’avais 8 ans. »

Luc Gemet brise le silence à l’été 2021. Soutenu par sa famille, il prend contact avec les diocèses de Lyon et de Grenoble-Vienne, écrit à la commission d’Art sacré, à la Direction régionale des affaires culturelles et au ministère de la Culture. Il formule sa volonté de voir retirer toutes les œuvres de Louis Ribes. De Charly à Saint-Germain-au-Mont-D’or, en passant par Les Sauvages, près de Tarare, une quinzaine d’églises exposent ses vitraux, ses chemins de croix et ses tableaux qui représentent la Cène et d’autres scènes bibliques.

Le 11 octobre 2021, six jours seulement après la publication du rapport de la Ciase, l’archevêque de Lyon, Olivier de Germay, répond à Luc Gemet. Il n’est alors pas question de remiser les créations du prêtre-artiste. « Je dois malheureusement vous dire que la grande majorité des œuvres du père Louis Ribes exposées dans les églises sont sous la responsabilité des différentes collectivités publiques », écrit le Primat des Gaules.

En revanche, Monseigneur de Germay répond favorablement à une autre demande de Luc Gemet : il lui annonce qu’il renonce à la subvention de 1 592 euros attribuée par l’État pour la restauration du chemin de croix de l’église de Chambost-Allières, inscrit à l’inventaire des monuments historiques depuis 2015. Peints par le père Ribes, ces tableaux sont la propriété de l’Association diocésaine de Lyon

Les jours passent. La victime livre son témoignage à l’hebdomadaire Marianne. « Un vrai soulagement », souffle Luc Gemet. Il est publié le 18 octobre dernier. Neuf jours plus tard, Luc Gemet et sa famille sont reçus par Guy de Kerimel, alors évêque de Grenoble. Il leur indique que deux autres victimes présumées du père Ribes se sont manifestées auprès du diocèse et de la Ciase. Il affirme aussi qu’une enquête va être menée en lien avec ses homologues de Lyon et de Saint-Etienne.

La réaction ne sera pourtant pas immédiate… L’évêque auxiliaire du diocèse de Lyon, Emmanuel Gobilliard, attend le 8 janvier dernier pour se rendre à Pomeys, où l’article de Marianne a soulevé une vive émotion. Lors d’une réunion publique en marge d’une messe célébrée ce jour-là, il annonce aux paroissiens que le chemin de croix du père Ribes sera prochainement décroché. Il n’est pas question, à ce moment-là, de la médiatisation de la décision.

Celle-ci interviendra donc le 13 janvier, au lendemain du retrait des peintures du village et alors que le diocèse de Lyon avait été informé de notre présence dans l’église pendant l’opération. Dans leur communiqué, les trois diocèses disent avoir « acquis la certitude, en octobre dernier, de la véracité des faits » et s’engagent : « Par respect pour les victimes, les œuvres du père Ribes qui appartiennent au diocèse de Lyon, mais aussi aux diocèses de Grenoble et de Saint-Etienne, seront progressivement déposées et remisées. »

Agressions sexuelles du « Picasso des églises » : le long silence des diocèses de Lyon et Grenoble

Signe de précipitation ou de mauvaise communication interne à l’Église, l’évêque de Saint-Etienne, Sylvain Bataille, n’a découvert le nom de Louis Ribes et la présence de deux de ses œuvres à Grammond que quelques jours auparavant, le 6 janvier 2022, comme il l’a fait savoir lors d’une réunion publique organisée mardi 18 janvier.

Un « beau brasier »

Ce soir-là, à Grammond, pour « libérer la parole sans stigmatiser le village », le diocèse de Saint-Etienne a invité ses fidèles à témoigner. Mediacités s’y est rendu. Une soixantaine de personnes assistent alors à la rencontre pendant laquelle les récits de victimes ou de parents de victimes s’enchaînent. « A Pomeys, il était hébergé à la cure du village et nous faisait poser nu dans sa chambre, témoigne ainsi Annick Moulin. On a subi des attouchements. C’était des allers et venues d’enfants qui montaient dans sa chambre. Comment n'a-t-on pas pu voir ce qui se passait ? Pourquoi personne n’a réagi ? »

« Tous les mercredis on allait voir l’abbé Ribes, renchérit une autre victime. On faisait de la pyrogravure, il nous faisait poser. J’ai le souvenir d’être sur ses genoux... On en a parlé avec énormément de gens, malheureusement pas avec nos parents… » Une autre se souvient encore : « C’était un manipulateur. Je suis allé seul à Vienne à plusieurs reprises. Un soir où je n’avais pas voulu dormir dans son lit, il m’a ignoré pendant plusieurs jours, me faisant culpabiliser. » Des sanglots dans la voix, un père de famille confie que cinq de ses enfants ont été agressés par le prêtre.

Viennent les questions sur les deux panneaux qui ornent le chœur de l’église du village et pour lesquelles de nombreuses victimes ont posé. Les réponses sont unanimes : il faut faire « un beau brasier » et un « grand feu de joie ». « Louis Ribes, c’était quelqu’un d’orgueilleux, il était en admiration devant ses tableaux, ajoute un parent. On ne peut pas le mettre en prison puisqu’il est mort. Mais de voir qu’il ne reste rien de ses œuvres, ce serait la seule punition qu’on peut lui infliger. » Les deux œuvres ont depuis été retirées.

« Il y a des choses qui courent, qui se savent, qui se cherchent depuis quand même quelque temps », commente Jean-Luc Souveton, ancien curé de Grammond (de 1988 à 1995, puis de 2005 à 2008). Lui-même victime du père Régis Peyrard (condamné en décembre 2018 pour des agressions sexuelles sur mineur), c’est lui qui a informé son évêque de l’affaire par un mail du 6 janvier, juste après avoir pris connaissance de l'affaire. « Les grands prédateurs de ces dernières décennies sont tous originaires du diocèse de Saint-Etienne. On sait que Bernard Preynat a été l’élève de Régis Peyrard… Qu’en est-il de Louis Ribes ? », interroge-t-il pour dénoncer, à ses yeux, « le manque d’action » de l’Église.

« Cela veut dire qu’il n’y a personne qui pense que c’est important d’enquêter, d’aller interroger les lieux où il est né, où il a vécu, où il est passé, où il a exercé… Je trouve ça sidérant », poursuit Jean-Luc Souveton. En novembre dernier, ce prêtre s’était fait remarquer en interpellant sa hiérarchie, à Lourdes, lors de la conférence des évêques de France : « Vous attendez d’être rattrapés par les événements pour réagir ! C’est lamentable, déplorable, pathétique. »

La culture du silence et du déni

Au lendemain de la réunion publique de Grammond, l’archevêque de Lyon a reconnu dans un communiqué « que l’Église n’a pas su se démarquer de la culture de l’époque, qui était une culture du silence ou du déni, et où on cherchait avant tout à protéger l’institution ». De fait, les signaux d’alerte sur l’artiste-prêtre ne datent pas de l’été dernier [lire le témoignage d'un ancien séminariste dans l'encadré ci-dessous]. Dans les années 1970, nombre de parents s’étaient interrogés sur les rapports qu’entretenait Louis Ribes avec les enfants et avaient partagé leurs questionnements. « Mais à cette époque, on n’allait pas voir la police », regrette la mère d’une victime.

Surtout, en 2015, au moins deux personnes s’étaient déjà manifestées auprès d’un prêtre du diocèse de Grenoble-Vienne. Mediacités a retrouvé l’une d’entre elles. Jean-Pierre a aujourd’hui 48 ans. Il raconte avoir été agressé par le père Ribes entre 9 et 11 ans, dans les années 1980. Pour lui, tout a commencé en classe de CM1, alors qu’il habitait dans la rue du séminaire de Vienne-Estressin. « Un séminariste organisait des activités de quartier. Il a eu "la bonne idée" de m’emmener au séminaire pour me présenter le père Ribes », se souvient-il.

Comme de nombreuses victimes, il évoque un prêtre érudit qui « captivait » son attention. « Il m’avait acheté un ordinateur avec des jeux et j’y passais pas mal de temps. Mais si je voulais jouer, il fallait que je pose. J’étais à peu près le seul gamin à venir à cette époque-là », se remémore-t-il. Lui aussi évoque des photos polaroïds et autres croquis des victimes du père Ribes, que l’abbé gardait soigneusement dans ses affaires. « Il dessinait énormément. Je l’ai vu dessiner plusieurs personnes et, à côté, il notait toujours des initiales. Les photos étaient rangées dans une armoire en verre dans sa chambre », poursuit Jean-Pierre.

Des photos de lui enfant, Luc Gemet, a pu en récupérer par l’intermédiaire d’une cousine du père Ribes, à la suite de son témoignage dans Marianne. Ce n’est pas le cas de Jean-Pierre, ni d’autres victimes.« Qu’on nous les rende et qu’on les brule ! », conjure l’ancien gamin de Vienne.

« Devenu un peu trop grand pour passer du temps au séminaire », Jean-Pierre a ensuite enfoui ses souvenirs pour se reconstruire après une « adolescence déplorable ». Jusqu’à la préparation de son mariage : « J’avais toujours ça sur le cœur, il fallait que je règle ce problème avec l’Église. » Alors, en octobre 2015, il se rend à la cathédrale Saint-Maurice de Vienne, où il rencontre le père Jean Callies. Celui-ci lui apprend une « bonne nouvelle » : une autre personne au moins lui a déjà signalé les agissements du père Ribes.

Quelques semaines plus tard, le père Callies lui fait savoir que son signalement est remonté au diocèse de Grenoble. « Nous avons réellement pris très au sérieux votre demande », lui écrit par mail son interlocuteur, le 15 avril 2016. Nous sommes alors en pleine affaire Preynat.

Moins d’un an après, le 16 mars 2017, Jean-Pierre écrit au cardinal Philippe Barbarin. Il lui raconte sa « réconciliation avec l’Église » et évoque en préambule la raison de son ancienne rupture : un « aumônier m’a présenté le père Ribes qui donnait des cours au séminaire et avec qui j’ai passé beaucoup de temps. Il m’a apporté beaucoup de choses (…) et paradoxalement a aussi mis un point final à cette époque à ma relation avec l’Église pour des raisons qui me sont très personnelles ».

« Je vois bien qu’il y a eu un problème grave », lui répond le Primat des Gaules, le 18 avril 2017, dans un courrier que nous avons également pu consulter. Selon Jean-Pierre, les deux hommes se rencontrent ensuite à trois reprises. « Je ne sais pas s’il [Philippe Barbarin] savait ou pas pour le père Ribes mais c’était un secret de polichinelle. Au moins a-t-il eu la décence de me répondre », commente Jean-Pierre.

Contacté par Mediacités, le diocèse de Lyon assure que toutes les informations demandées à l’époque par Jean-Pierre lui ont été transmises. L'institution estime que rien dans l'échange épistolaire avec l'ancien archevêque ne permettrait d’affirmer que le cardinal Barbarin avait connaissance des agissements du père Ribes. « Nous n’avions à ce stade pas de déclaration d’autres victimes, souligne le diocèse. À partir du moment où une autre victime a demandé le retrait des œuvres à l’été 2021, nous avons procédé à leur inventaire. »

Malgré les échanges et les rencontres entre l'archevêque et Jean-Pierre, le diocèse de Lyon ne diligente aucune enquête en 2017, ni ne diffuse aucun appel à témoignages. Plus troublant, en 2020, la commission diocésaine d’Art sacré édite un livre sur les « Prêtres et artistes du diocèse de Lyon », dirigé par Violaine Savereux-Courtin. Quatre pages sont dédiées à l’abbé Ribes, « peintre et illustrateur à l’imagination sans fin », et célèbrent ses talents.

Lors d’une présentation, en septembre 2020, la responsable de la commission décrivait l’ouvrage comme une enquête d’un an pendant lequel « la curiosité et l’étude scientifique demandaient d’aller plus loin, de chercher quelles étaient leur vie, leur formation, leur parcours de prêtre, la qualité de leurs créations aussi pour replacer telle ou telle œuvre dans une création plus générale ».

« Pourtant ils avaient bien gardé mon dossier », souligne Jean Pierre, qui avait indiqué pouvoir se rendre « disponible pour donner de (son) temps et de l'écoute » si un jour une autre victime du père Ribes pouvait « être soulagée par un échange ». « Rien dans nos dossiers n’avait permis de confirmer ce premier témoignage [celui de Jean-Pierre] », répond encore à Mediacités le diocèse de Lyon.

En plus de Jean-Pierre et de Luc Gemet, qui sont entrés en contact via le diocèse de Grenoble après octobre 2021, des dizaines de victimes se sont déclarées depuis que l'affaire a éclatée publiquement. A Grammond, lors de la réunion du 18 janvier, elles étaient une douzaine à prendre la parole pour la première fois. Combien seront-elles dans quelques semaines ou mois ?

Un ancien séminariste avait alerté son supérieur en 1976

Le jeudi 20 janvier 2022, Alain, ancien élève du père Ribes au séminaire des aînés de Vienne-Estressin entre 1976 et 1977 a transmis son témoignage aux diocèses de Lyon, de Grenoble-Vienne et de Saint-Etienne. Sa démarche vise, justifie-t-il, à éclairer « sur une ambiance, une atmosphère qui a marqué » ses jeunes années. Mediacités a pu consulter son récit (dont France 3 Auvergne-Rhône-Alpes s'est également fait l'écho ce mardi 25 janvier).

Dans ce séminaire pour vocations tardives, des élèves âgés de 18 à 30 ans qui n’avaient pas eu le bac pouvaient bénéficier d’une remise à niveau avant d’entrer au grand séminaire. Alors âgé de 19 ans, Alain se souvient de Louis Ribes comme d’un prêtre « singulier » et « très négligé, voire sale ». L’abbé est toutefois estimé par ses supérieurs pour ses qualités d’artiste. Ses « cours étaient assez intéressants et magistraux ». « Nous nous efforcions donc de dépasser ces apparences pour profiter de son enseignement », écrit-il, évoquant la « grande pièce qui lui servait de bibliothèque personnelle » avec une « installation stéréophonique dernier cri de très grande qualité (…) ainsi qu’un stock de disques digne d’un magasin ».

C’est dans ce bureau que, une fois par semaine, l’abbé faisait écouter de la musique à ses élèves. « L’un de ces cours reste dans ma mémoire, poursuit l’ancien séminariste. Ribes avait sorti un 33 tours rouge dont la pochette était ornée d’un gros "666" et nous avait fait écouter un morceau intitulé "la mort de la Bête". Ce morceau reprend crescendo les cris de jouissance d’une femme qui atteint son paroxysme pour décroître ensuite et s’éteindre. Les jeunes hommes que nous étions avions été choqués pour la plupart (…) alors que Ribes guettait chacune de nos réactions et de nos commentaires. »

Alain, qui se décrit comme un « séminariste très indiscipliné », se souvient avoir été puni lors d’un cours et envoyé au fond de la pièce par le père Ribes. Derrière une cloison, le prêtre avait aménagé une « chambrette » avec des étagères recouvertes de livres et « posés contre les parois, de nombreux cartons à dessin », décrit-il aussi. « Ce qui devait arriver arriva. Lors d’un cours qui m’ennuyait particulièrement, j’ai ouvert ces cartons à dessin pour y découvrir des dizaines de dessins d’enfants nus, très jeunes, parfois pubères - mais pas toujours -, dans des poses lascives et même pornographiques », révèle Alain dans son témoignage.

« Un enfant revenait souvent sur ces dessins, sorte de jeune indien aux cheveux raides d’une douzaine d’années, dessiné dans diverses positions », poursuit celui qui, « sidéré », se demandait si « cela n’était pas normal ». « Après tout, Ribes n’était-il pas un artiste ? », s’interrogeait-il alors.

Il s’est toutefois décidé à en parler à son directeur spirituel. « Ce dernier n’était pas expansif, toujours très réservé et discret. Il ne laissa paraître aucune émotion et se contenta de me recommander d’être patient avec Ribes », écrit encore Alain pour qui la confiance avec son directeur fut « rompue » à partir de ce jour-là. « Deux jours après, Ribes me convoqua (ce qui était très rare) dans son bureau, pour me reprocher d’avoir fouillé dans ses affaires, de jeter la suspicion sur lui, et m’annonça que compte tenu de mon comportement il ne m’admettrait plus à son cours dans cet endroit », poursuit-il.

Son témoignage ne s’arrête pas là. « Quelques mois plus tard, nous vîmes arriver (…) un enfant d’une douzaine d’années, que Ribes nous présenta comme son neveu. Je reconnus immédiatement "le jeune indien" des dessins », détaille Alain.

« Nous étions stupéfaits de voir Ribes se comporter avec cet enfant en l’enlaçant, lui prenant la main, l’asseyant sur ses genoux parfois et surtout, nous nous posions beaucoup de questions car ils dormaient dans la même chambre, relate-t-il. Tout ceci ne semblait pas déranger les autres prêtres du séminaire. J’ajoute que nous étions une toute petite communauté, installée dans les bâtiments vieillissants d’un ancien hospice donc une petite partie était habitable ; nous étions donc très proches les uns des autres… »

« Je ne sais si la famille de Ribes ou le diocèse a récupéré ses toiles et dessins, conclut l’ancien séminariste. Je suis persuadé qu’il n’a rien détruit, attaché comme il l’était à ses collections et à ses "œuvres". »

J'ai découvert l’affaire en décembre 2021, alerté par Annick Moulin, l'une des victimes, très active sur les réseaux sociaux. Après avoir pris connaissance du témoignage de Luc Gemet dans Marianne, je suis rapidement entré en contact avec lui. A la suite d’une rencontre à Lyon, à la fin du mois de décembre, nous avions convenu de nous rendre ensemble à Pomeys pour retrouver Annick Moulin. Dans l’attente d’un rendez-vous, nous avons tenté d’établir différents contacts et entrepris de visiter d’autres églises de la région qui exposent les œuvres du prêtre-artiste. Mais tout a été bousculé par la réunion très discrète de Monseigneur Emmanuel Gobilliard à Pomeys, le 8 janvier, avec des paroissiens.

Informé trois jours plus tard d’un décrochage imminent du chemin de croix de l’église du village, je me suis aussitôt rendu sur place pour garder une trace de ces tableaux et interroger les paroissiens. C’est là que nous avons assisté au premier emballage des œuvres du père Ribes. L’après-midi, par l'intermédiaire d'un journaliste qui prépare une autre enquête pour Mediacités, le diocèse de Lyon nous a indiqué qu’un communiqué allait être publié sur ce qui allait devenir, quelques heures plus tard, l'affaire du « Picasso des églises ».

Depuis, les témoignages affluent et l’archidiocèse de Lyon se retrouve face à un nouveau scandale de prêtre accusé d'agressions sexuelles sur mineurs. Malgré nos nombreuses sollicitations, le diocèse de Grenoble-Vienne nous a simplement adressé un communiqué diffusé le 24 janvier, dans lequel il indique qu’il organisera à son tour une réunion publique, le 27 janvier prochain à Vienne, « à l’instar de ce qui a été proposé à Pomeys et à Grammond ». Les autorités catholiques de l’Isère précisent simplement avoir été contactée en 2016 par une personne victime « pour savoir où était enterré le père Ribes et si le diocèse avait connaissance de photos ». « Les recherches dans les archives des diocèses de Grenoble-Vienne et de Lyon n’ont rien fait apparaître », ajoute simplement le communiqué.